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Alexandre DUVAL-STALLA
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3 mai 2010

Un interview de Philippe Sollers dans l'Humanité

rs_philippe_sollersDiscours Parfait se présente comme la suite logique de La Guerre du Goût (1994) et de l’Éloge de l’infini (2001). À rebours de toute vision apocalyptique, Philippe Sollers « milite » pour la Renaissance, à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit… Il nous a reçus dans son minuscule bureau de

la rue Sébastien-Bottin

, à Paris.

ENTRETIEN DANS L'HUMANITÉ, RÉALISÉ PAR GUILLAUME CHÉREL AVEC FRANCK-OLIVIER LAFERRÈRE


Quelle surprise, pour le lecteur, « sollersien » ou pas, de découvrir, au début de votre livre, un long chapitre d’introduction… sur les fleurs !


PHILIPPE SOLLERS. Je vous remercie de commencer par ça. Quand on dit que jamais de mémoire de rose on n’a vu mourir un jardinier, c’est faux. Les roses en ont vu mourir des millions… La botanique n’a pas bougé depuis des siècles. Les événements passent et les fleurs subsistent. En 1933, une année dont on se souvient lourdement en Europe, James Joyce (qui écrit Finnegans Wake) est à Zurich pour se faire opérer de l’oeil et il écrit une phrase que je trouve stupéfiante à Louis Gillet : « Ce qu’apportent les yeux n’est rien. J’ai cent mondes à créer, je n’en perds qu’un. » L’idée m’est venue de relire ce qui a été écrit sur les fleurs et comment la poésie traverse elle aussi les âges. Ce qu’on appelle un florilège. Oh ! surprise, il est question des fleurs dans la littérature depuis le Cantique des cantiques. Jusqu’à Ronsard, Shakespeare, Baudelaire (Les Fleurs du mal…) et Rimbaud, indépassable, La Bruyère, Voltaire, Rousseau, Proust (qui dévoile leur secret sexuel), même Céline ! Genet, n’en parlons pas… Ponge, Beckett, et puis

la Chine. La

plupart des gens ne voient pas les fleurs. Ils passent devant sans les voir. Ils ne les respirent pas. Ne les entendent pas… Comme les mots.


Déjà ce titre : Discours Parfait… Vous aimez provoquer ?


PHILIPPE SOLLERS. Le Discours Parfait (logos teleios) est un écrit hermétique grec du IVe siècle de notre ère, connu en latin comme l’Asclépius. On sait que saint Augustin, venu du manichéisme, l’a lu… Dans ce discours, Hermès Trismégiste déplore l’effondrement d’une « civilisation divine », mais il ajoute : « Le rétablissement de la nature des choses saintes et bonnes se produira par l’effet du mouvement circulaire du temps qui n’a jamais eu de commencement. » J’ai découvert des peintures sur soie, d’un Hollandais nommé Gérard van Spaendonck (1746-1822), représentant des fleurs, qui traversent l’histoire de très curieuse façon.


Pourquoi revenir à des textes anciens d’illustres auteurs que l’on peut lire par ailleurs ?


PHILIPPE SOLLERS. J’essaie de susciter chez le lecteur le sentiment qu’il serait là au moment où s’écrit ce dont je parle. C’est-à-dire qu’il soit présent au-dessus de l’épaule de Stendhal, Hemingway, Céline, etc. Plus le temps passe et plus les tracés comptent. Les manuscrits s’envolent, attention. Celui de Casanova était récemment au ministère de la Culture à côté d’un chèque de 7,5 millions d’euros. Les journalistes présents s’intéressaient davantage à l’argent qu’au manuscrit, écrit en français, juste à côté. Je préférais, moi, imaginer l’auteur en train de l’écrire… dans le temps.


Écrire ce livre est-il pour vous un acte de résistance ?


PHILIPPE SOLLERS. Non, je n’y crois pas. Comme je ne crois pas au grand soir, ni à l’homme nouveau… On pourrait enterrer ce livre. Quand j’évoque la déliquescence actuelle, c’est pour proposer une renaissance associée aux fleurs, mais hautement improbable. Je ne me fais pas d’illusions. Nous vivons une époque de decérébration générale, d’illettrisme. Et surtout d’évacuation de l’histoire. Ce qui est le plus fou. Mon domaine, c’est

la littérature. Quelque

chose de très spécifique, minutieux, concentré. Il ne faut pas que le travail se voie. La France est ce pays, unique au monde, où il y a eu le plus d’écrivains remarquables. En Espagne, vous avez Cervantès, en Italie Dante, en Angleterre Shakespeare… En France, vous avez une multitude d’écrivains depuis des lustres. En ce moment, nous ne sommes pas au plus haut, mais ça rebondit chez nous. Peut-être, un jour…


Arrabal a récemment dit qu’en mettant la culture dans les catacombes elle prenait d’autant plus de valeur…


PHILIPPE SOLLERS. Je ne vois pas du tout ça comme des catacombes. Tous mes romans sont au contraire des propositions pour sortir de l’étouffement général. Plus la dévastation s’accroît – histoire évacuée, ignorance, illettrisme, violence, etc. –, plus le noyau dure tout seul et ça, c’est radieux. Regardez, le débat sur l’identité nationale : tout le monde en arrive au même point. Même Alain Minc, le « visiteur du soir de l’Élyséen », l’homme de l’argent, en convient : l’identité nationale, c’est

la langue. Si

les Français avaient un vrai sens de leur langue, de leur histoire révolutionnaire, ils n’en seraient pas là à subir l’oppression actuelle.


Mais les candidats à l’émigration chez nous ne sont-ils pas écrasés par le français ?


PHILIPPE SOLLERS. Eux-mêmes ne sont pas en état de se mettre en disposition d’accéder à la langue française. Sinon je peux dire que Bach et Mozart m’oppressent et que je préfère Carla Bruni avec sa guitare… L’un de mes buts est de revivifier la langue française, de la « voltairiser », comme disait Céline. « Voltairisez-moi ça ! » Nous sommes loin de l’époque où les Allemands appelaient la France «

la Grande Nation

  ». Il faut relire Stendhal.


Vos détracteurs vous reprochent justement de ne pas raconter d’histoires et de ne pas être un romancier pour cette raison…


PHILIPPE SOLLERS. Ces lecteurs ne lisent pas avec l’oreille, ils lisent avec les yeux, comme pour voir un film qu’ils s’imaginent. Or un livre que vous n’entendez pas, vous ne le lisez pas vraiment. C’est pour ça que la poésie prend une place centrale dans ma démonstration. Si vous n’entendez rien, vous ne lisez rien. Les gens ne m’ont pas « lu » ils m’ont « oublu  », du verbe « oublire » que j’ai inventé. Les gens qui disent et pensent cela défendent leurs intérêts. Leur roman familial… Ils sont en retard. Ils sont du XIXe siècle, alors que nous sommes, sauf erreur, au début du XXIe… Il faut dépasser son roman familial, comme j’ai essayé de faire avec Portrait du Joueur (1985). J’avais des parents, bordelais, pro-anglais… La reine d’Angleterre a toujours été à l’extrême gauche, de Staline, n’est-ce pas ? Ce n’était pas si courant sous Vichy. J’ai beau raconter ça, personne n’écoute… Je raconte ensuite comment j’ai perdu 25 kilos à l’hôpital militaire pour ne pas faire la guerre d’Algérie, et je suis réformé nº 2 pour « terrain schizoïde aigu », sans pension… C’est Malraux qui m’a fait libérer. Personne ne m’écoute non plus. Je raconte pourtant ces choses en pleine falsification de l’histoire. Du refoulement de l’histoire…


N’êtes-vous pas un écrivain avant tout, comme l’étaient Céline, Hemingway, Nabokov…


PHILIPPE SOLLERS. Exactement. On ne se demande pas si Montaigne était un romancier ! On me reproche de faire sans cesse des citations mais je ne le fais pas pour impressionner. Ce sont comme des preuves de pensées, de réflexions d’illustres devanciers. C’est pour ne pas oublier, comme le faisait Montaigne, qui écrivait sur les poutres des phrases entières. Pas de pensée sans ces rappels… « Les citations sont utiles dans les époques obscurantistes », disait Guy Debord. C’est très bien vu. Quant à Lacan, il m’avait fait une dédicace disant : « On n’est pas si seul, somme toute. » Il avait compris que j’avais une passion.


Comment vivez-vous les critiques qui vous réduisent à un salonnard étalant sa culture sur les plateaux de télévision ?


PHILIPPE SOLLERS. Je vis ça comme une aliénation de ceux qui me font ces critiques. Infecté de social, de la société du spectacle. Plus j’agace, plus j’énerve, plus les adversaires réagissent, plus ils me donnent de l’énergie pour travailler. Que ce soit en tant qu’auteur, éditeur, dans les médias. Nous vivons le temps des séparations. On ne doit pas faire tout à

la fois. Les Français

ont besoin d’étiqueter. J’agace parce que je donne l’impression de toucher à tout, comme on le reprochait à Cocteau. J’appelle ça le « catéchisme Flaubert » : il faudrait souffrir pour écrire… Moi, j’écris dans

la joie. Je

suis pour abolir les séparations  : parler, écrire, lire, écouter, c’est la même chose. Je dis ça en pensant à Lacan. Il avait un don d’improvisation. Il pensait en parlant, et réciproquement. Dès qu’on veut séparer le rapport au corps il y a un problème. Écrire est un jeu. Encore une fois, Sartre est admirable dans ce genre. Il joue à penser. Il écrit en pensant : « Je hais le sérieux, disait-il. La vie est un jeu. On n’a pas la conscience de soi sans comprendre que la vie est un jeu. »


Et cette polémique à propos de Jan Karski (Gallimard, août 2010), le livre de Yannick Haenel que vous avez publié (attaqué par Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, pour avoir osé mettre des mots qui n’étaient pas de lui dans la bouche du résistant – NDLR) ?


PHILIPPE SOLLERS. N’oublions pas que Haenel ne débarque pas comme ça. Il a notamment écrit un superbe roman qui s’appelle Cercle (Gallimard, 2007). Les intellectuels français parlent de tout sauf de l’Europe. Lui a enquêté sérieusement en Europe de l’Est. Aucun autre écrivain français ne s’était mis comme lui dans la peau d’un homme qui vit, à la fois au présent et au passé qui revient, dans le désastre européen. L’idée du reproche est toujours parlante, dans la mesure où cela prouve l’intérêt qu’il y a à reprocher : par jalousie, peut-être – c’est psychologique –, mais si c’est historiquement cela devient plus sérieux. Moi, mon truc, c’est plutôt la Chine…

Encore un reproche : votre période Mao !

PHILIPPE SOLLERS. Je suis allé pour la première fois en Chine avec Roland Barthes, en 1974. Il n’y avait pas encore de tourisme. C’est une très vieille histoire,

la Chine. Je

me passionne pour la calligraphie et le taoïsme, surtout. Les Chinois s’occidentalisent mais leur culture, de 3 000 ans d’existence, ne va pas disparaître comme ça… C’est surtout l’art chinois qui m’intéressait. Je suis allé vers Mao davantage pour ne pas aller vers Staline… C’était un coup de bélier dans Moscou !


Mais ne vous êtes-vous pas trompé, comme Sartre, sur ce point ?


PHILIPPE SOLLERS. Vous faites bien de parler de Sartre parce que je suis en train d’écrire sur lui. Il était très dérangeant. Moi, la vérité qui vous parle (il rigole – NDLR), je vous dis que si les « panthéonistes » veulent enterrer Sartre c’est parce qu’il dérange encore. Il faut relire Sartre. Ne serait ce que Les Mots. C’est extrêmement vivant. Vif. Rapide. Très intelligent. Il a une faculté de changement très étonnante. On peut ne pas être d’accord avec Sartre, mais il est passionnant. Nous sommes dans un état de léthargie pénible, philosophiquement et politiquement, actuellement en France. Pour subir ce que le peuple français subit, il y aurait déjà eu des barricades, à l’époque de Sartre, des mazarinades à n’en plus finir…


Comment expliquez-vous cela ?


PHILIPPE SOLLERS. C’est la parabole de

la grenouille. Si

vous jetez une grenouille dans une casserole d’eau bouillante, la grenouille va sauter et renverser l’eau bouillante… Vous serez éclaboussés et atrocement brûlés. En revanche, si vous mettez la grenouille dans un bain-marie que vous chauffez peu à peu, à très petit feu, le moment où la grenouille sentira qu’il fait chaud, trop chaud, elle voudra sauter mais n’en aura plus

la force. C

’est exactement ce qui s’applique désormais au peuple français. Souvenons-nous de la prophétie de Nietzsche : « Plèbe en haut, plèbe en bas. » Nous y sommes…


Qui dit Sartre, dit engagement… Ne manquons-nous pas d’écrivains engagés en ce moment ?


PHILIPPE SOLLERS. Engagé, ça veut dire action… À sa manière, Michel Houellebecq est un écrivain engagé, lorsqu’il décrit le monde de l’entreprise ou la misère sexuelle. C’est un nihiliste. Il préfère Schopenhauer à Nietzsche : c’est évident qu’il se trompe mais ce n’est pas grave. Il se trompe davantage quand il veut faire du cinéma… La baise moisie a trouvé son poète. Il est dans l’embarras sexuel, c’est évident. Ma lecture des contemporains dure en général cinq minutes, outre ceux que je publie. J’en reçois dix à quinze par semaine. Si j’entends une voix, je continue à lire. Je ne regarde pas un film, j’écoute des phrases. J’essaie moi-même de faire de la musique avec les mots. On peut écouter un enregistrement de moi lisant à haute voix Paradis, où j’essaie de démontrer ce que je dis. C’est une chose de lire avec les yeux, une autre de lire avec les oreilles.


Aviez-vous des discussions politiques avec Aragon ?


PHILIPPE SOLLERS. Pas du tout. Il a écrit de belles choses, très amusantes, sur moi. Le milieu littéraire a toujours été un milieu où les gens ne peuvent pas se supporter. Chez Gallimard, les auteurs s’évitaient. Aragon entrait par une porte, Céline sortait par une autre, Sartre passait…


Vous aviez surpris votre monde en créant

la revue Tel Quel

, après Une curieuse solitude.


PHILIPPE SOLLERS. J’ai fait exprès, ma carrière semblait toute tracée. Il fallait durer, faire autre chose… On parle encore de

la revue Tel Quel

, alors que L’Infini existe depuis maintenant vingt cinq ans et c’est comme si ça n’existait pas. Nous sortons le 111e numéro bientôt, ça paraît tous les trois mois, sans aucune publicité. C’est d’une autre époque. Dans le numéro 110 nous évoquions Lautréamont, auteur considérable oublié. Nous en parlons aussi dans Ligne de risque.


Si l’on compare les années Mitterrand et Sarkozy…


PHILIPPE SOLLERS. …ça devient grandiose  ! Mais ne nous leurrons pas. Mitterrand était ignorant. Il aimait surtout Chardonne et prenait Jean- Edern Hallier pour un grand écrivain ! C’est dire… Il préférait Drieu la Rochelle à André Malraux. Mais bon, les Français ont élu Sarkozy démocratiquement, n’est-ce pas ?


Au moment du débat sur la burqa, croyez-vous à un islam des Lumières ?


PHILIPPE SOLLERS. Pour le moment, ce n’est pas ce qui me saute aux yeux.


On annonce, pour la énième fois, la fin de la littérature, du moins de l’édition sur papier, qui serait menacée par les I-pad et autres Notebook…


PHILIPPE SOLLERS. Cela n’a aucune importance. À la limite, il ne resterait que quelques exemplaires qu’on se refilerait sous le manteau, ce serait encore magnifique. À condition de savoir lire et écrire. Ce n’est pas la technique qui compte, c’est ce qu’on en fait. Tout ce que la technique peut faire, elle le fera. Il faut répéter et répéter encore, comme Stendhal dans La Chartreuse de Parme : tout ne s’adresse qu’aux happy few. J’observe avec attention ces auteurs qu’on met au pinacle, ça m’intéresse. En général, c’est toujours pour des raisons qui sont liées à la sexualité, des raisons sociologiques massives. Je reste marxiste sur ce point. Mais les communistes n’ont jamais lu Marx ! C’est connu… La détresse d’Althusser vient peut-être de là… Il a lu Marx ! On l’a réduit à sa fin… au meurtre de sa femme, à son coup de folie. Voilà le mot : « réduire ». Aujourd’hui, si ça n’est pas réductible, ça n’est pas bien. Je suis un irréductible !

Prenez Onfray, par exemple. Ce « géant » réduit le « nain » Freud à un charlatan, un imposteur, cocaïnomane dormant pendant ses séances : le match est inégal ! Ce géant qui explique Nietzsche à des gens du troisième âge dans son université populaire… C’est cocasse. Onfray est fait pour

la prêtrise. Nous

vivons l’époque de l’esprit de vengeance.


Une citation typiquement sollersienne ?


PHILIPPE SOLLERS. « Pour vivre cachés, vivons heureux. » Il est très difficile d’échapper au « gros animal », comme disait Platon. Le gros animal sent qu’il y a quelqu’un dans un coin qui pense librement en écrivant des phrases, et ça, le gros animal n’aime pas ça du tout. Il vous le manifeste à chaque instant. Cela commence à l’école, à l’université, à l’armée, aux partis politiques, etc.

http://www.humanite.fr/2010-04-29_Cultures_Philippe-Sollers-Pour-vivre-caches-vivons-heureux

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