Monet et Clemenceau
Jamais homme d'Etat de ce siècle ne fit autant pour un artiste. Confident privilégié du maître de l'impressionnisme, le Tigre compris le premier la portée de la folle aventure picturale qui devait déboucher sur l'abstraction.
Voici ce que déclara Claude Monet à son vieil ami Georges Clemenceau le 12 novembre 1918: «Je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs que je veux signer le jour de la victoire, et je viens vous demander de les offrir à l'Etat par votre intermédiaire.» L'homme auquel il écrit cela tient le timon de l'Etat vers la victoire. C'est grâce à cet homme que sera exaucé le voeu du vieux peintre qui, pendant le dernier quart de siècle de sa vie, a travaillé à ses Nymphéas sans jamais les exposer, les montrant seulement à ses fidèles et rares visiteurs. Parmi ces visiteurs, Georges Clemenceau fut des plus assidus, alors même qu'il était occupé par les affaires publiques.
Etrange histoire que cette complicité entre un génie et un chef d'Etat. Clemenceau imposa les Nymphéas
à l'Orangerie, créant même, en 1927, six mois après la mort du peintre,
le musée Claude-Monet ; il fit preuve aussi - surtout - d'une
formidable intuition, puisqu'il comprit la quête picturale du maître de
l'impressionnisme, au point de lui consacrer, dès 1928, un livre, Claude Monet: les Nymphéas, qui fait encore autorité.
L'amitié
entre les deux hommes remonte à loin. D'après Clemenceau, leur
rencontre date de l'époque où, externe en médecine, il fut emprisonné
pour activisme politique. Clemenceau compte alors parmi les quelques
initiés qui se flattent d'acquérir des Monet - ce qui n'empêcha pas le
peintre de connaître longtemps sinon la misère, du moins la gêne, avant
de devenir riche au point d'acheter une des premières grosses
automobiles Panhard pour transporter sa tribu.
Un jour, Clemenceau envoie à Monet un critique d'art de son journal radical, la Justice:
Geoffroy sera l'un des plus ardents défenseurs du peintre dans la
bataille de l'impressionnisme. Peu à peu, Clemenceau devient
l'interlocuteur qui réfléchit avec le peintre sur ce qu'il découvre sur
la toile. «C'est humiliant pour moi, lui dit-il un jour devant une des
fameuses séries sur le même motif (meule, littoral, cathédrale de Rouen,
vues de Londres, pont japonais...): nous ne voyons pas du tout les
choses de la même façon. Mon oeil s'arrête à la surface réfléchissante
et [...] l'acier de votre rayon visuel brise les apparences.» Le propos
prendra une terrible acuité lorsque Claude fera à Georges, et à lui
uniquement, confidence de son remords devant le tableau qu'il peint de
Camille, sa première femme, morte, alors qu'il aime déjà celle qui
deviendra sa seconde épouse, Alice Hoschedé. Clemenceau a vu Monet
scruter de près, de très près la «tempe tragique» de la pâle morte, et
la peindre en son voile telle Ophélie remontée des eaux.
Monet, telle est sa méthode avant les Nymphéas de Giverny, entreprend maintes expéditions solitaires pour peindre ses séries. De l'une d'elles, dans la Creuse, il ramène le Bloc,
qui n'a pour lui que d'être bloc et rien que bloc, formidable image
d'une masse de roche pure. Clemenceau s'identifie au tableau. Au même
moment, à l'Assemblée nationale, il prononce une violente diatribe
contre les contempteurs de la Révolution française: «Que cela nous
plaise ou nous chagrine, la Révolution est un bloc.» Autrement dit, on
ne pouvait avoir les Droits de l'homme de 1789 sans la Terreur de 1793.
Clemenceau s'identifie complètement au Bloc peint par Monet - que celui-ci finira d'ailleurs par lui offrir...
Dans
son enthousiasme fraternel (les deux hommes n'ont qu'un an d'écart),
l'homme politique en rajoute peut-être un peu lorsqu'il rapporte la
façon de travailler du peintre: «Un jour, j'avais trouvé Monet devant un
champ de coquelicots, avec quatre chevalets sur lesquels, tour à tour,
il donnait vivement de la brosse à mesure que changeait l'éclairage avec
la marche du soleil... On chargeait des brouettes, à l'occasion même un
petit véhicule campagnard, d'un amas d'ustensiles [...] et les
chevalets s'alignaient sur l'herbe pour s'offrir aux combats de Monet et
du soleil.» Vrai ou pas, Clemenceau tombe pile dans ce que cherche à
saisir le peintre. Il décrit là Monet peignant sa célèbre série de Meules, c'est-à-dire peignant non pas des meules, mais les variations de l'air entre elles et l'oeil.
Puis débute l'aventure des Nymphéas,
dans laquelle Clemenceau joua un rôle décisif. Il aida d'abord son ami,
affligé d'une cataracte et à moitié aveugle (lire l'encadré) ; il
l'empêcha ensuite de gâcher, à force de les retravailler sans cesse dans
l'atelier à éclairage zénithal qu'il a fait bâtir exprès pour cela, les
170 m de toile (oui...) de la série ; enfin, il fit aménager
l'Orangerie pour accueillir les 90 m X 4,25 m qui constituent les
panneaux de Nymphéas, baptisés «Grandes Décorations». C'est dire ce que les Nymphéas
doivent à Clemenceau, première des séries systématiques en peinture, la
plus folle puisque Monet débouche sur l'abstraction alors même que ses
yeux l'abandonnent.
Six mois après l'avoir achevée, le vieux
colosse à barbe blanche s'éteint. Clemenceau lui tient la main sur son
lit d'agonie. Au matin du 8 décembre 1926, derrière le corbillard, il
s'appuie sur sa canne, refusant qu'on l'aide à marcher, refusant aussi
de pleurer sous la pluie, regardant lèvres serrées le cercueil plonger
dans le caveau, puis se détournant soudain pour s'engouffrer dans la
voiture qui l'attend. «Tenez-vous droit, écrivait-il à son ami en
juillet, levez la tête, et envoyez votre pantoufle dans les étoiles !»
Source : Marianne (http://www.marianne2.fr/Elles-doivent-autant-a-Clemenceau-qu-a-Monet_a153516.html)