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Alexandre DUVAL-STALLA
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12 août 2010

Monet et Clemenceau

Jamais homme d'Etat de ce siècle ne fit autant pour un artiste. Confident privilégié du maître de l'impressionnisme, le Tigre compris le premier la portée de la folle aventure picturale qui devait déboucher sur l'abstraction.

 

Voici ce que déclara Claude Monet à son vieil ami Georges Clemenceau le 12 novembre 1918: «Je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs que je veux signer le jour de la victoire, et je viens vous demander de les offrir à l'Etat par votre intermédiaire.» L'homme auquel il écrit cela tient le timon de l'Etat vers la victoire. C'est grâce à cet homme que sera exaucé le voeu du vieux peintre qui, pendant le dernier quart de siècle de sa vie, a travaillé à ses Nymphéas sans jamais les exposer, les montrant seulement à ses fidèles et rares visiteurs. Parmi ces visiteurs, Georges Clemenceau fut des plus assidus, alors même qu'il était occupé par les affaires publiques.

Etrange histoire que cette complicité entre un génie et un chef d'Etat. Clemenceau imposa les Nymphéas à l'Orangerie, créant même, en 1927, six mois après la mort du peintre, le musée Claude-Monet ; il fit preuve aussi - surtout - d'une formidable intuition, puisqu'il comprit la quête picturale du maître de l'impressionnisme, au point de lui consacrer, dès 1928, un livre, Claude Monet: les Nymphéas, qui fait encore autorité.

L'amitié entre les deux hommes remonte à loin. D'après Clemenceau, leur rencontre date de l'époque où, externe en médecine, il fut emprisonné pour activisme politique. Clemenceau compte alors parmi les quelques initiés qui se flattent d'acquérir des Monet - ce qui n'empêcha pas le peintre de connaître longtemps sinon la misère, du moins la gêne, avant de devenir riche au point d'acheter une des premières grosses automobiles Panhard pour transporter sa tribu.

Un jour, Clemenceau envoie à Monet un critique d'art de son journal radical, la Justice: Geoffroy sera l'un des plus ardents défenseurs du peintre dans la bataille de l'impressionnisme. Peu à peu, Clemenceau devient l'interlocuteur qui réfléchit avec le peintre sur ce qu'il découvre sur la toile. «C'est humiliant pour moi, lui dit-il un jour devant une des fameuses séries sur le même motif (meule, littoral, cathédrale de Rouen, vues de Londres, pont japonais...): nous ne voyons pas du tout les choses de la même façon. Mon oeil s'arrête à la surface réfléchissante et [...] l'acier de votre rayon visuel brise les apparences.» Le propos prendra une terrible acuité lorsque Claude fera à Georges, et à lui uniquement, confidence de son remords devant le tableau qu'il peint de Camille, sa première femme, morte, alors qu'il aime déjà celle qui deviendra sa seconde épouse, Alice Hoschedé. Clemenceau a vu Monet scruter de près, de très près la «tempe tragique» de la pâle morte, et la peindre en son voile telle Ophélie remontée des eaux.

Monet, telle est sa méthode avant les Nymphéas de Giverny, entreprend maintes expéditions solitaires pour peindre ses séries. De l'une d'elles, dans la Creuse, il ramène le Bloc, qui n'a pour lui que d'être bloc et rien que bloc, formidable image d'une masse de roche pure. Clemenceau s'identifie au tableau. Au même moment, à l'Assemblée nationale, il prononce une violente diatribe contre les contempteurs de la Révolution française: «Que cela nous plaise ou nous chagrine, la Révolution est un bloc.» Autrement dit, on ne pouvait avoir les Droits de l'homme de 1789 sans la Terreur de 1793.

Clemenceau s'identifie complètement au Bloc peint par Monet - que celui-ci finira d'ailleurs par lui offrir...

Dans son enthousiasme fraternel (les deux hommes n'ont qu'un an d'écart), l'homme politique en rajoute peut-être un peu lorsqu'il rapporte la façon de travailler du peintre: «Un jour, j'avais trouvé Monet devant un champ de coquelicots, avec quatre chevalets sur lesquels, tour à tour, il donnait vivement de la brosse à mesure que changeait l'éclairage avec la marche du soleil... On chargeait des brouettes, à l'occasion même un petit véhicule campagnard, d'un amas d'ustensiles [...] et les chevalets s'alignaient sur l'herbe pour s'offrir aux combats de Monet et du soleil.» Vrai ou pas, Clemenceau tombe pile dans ce que cherche à saisir le peintre. Il décrit là Monet peignant sa célèbre série de Meules, c'est-à-dire peignant non pas des meules, mais les variations de l'air entre elles et l'oeil.

Puis débute l'aventure des Nymphéas, dans laquelle Clemenceau joua un rôle décisif. Il aida d'abord son ami, affligé d'une cataracte et à moitié aveugle (lire l'encadré) ; il l'empêcha ensuite de gâcher, à force de les retravailler sans cesse dans l'atelier à éclairage zénithal qu'il a fait bâtir exprès pour cela, les 170 m de toile (oui...) de la série ; enfin, il fit aménager l'Orangerie pour accueillir les 90 m X 4,25 m qui constituent les panneaux de Nymphéas, baptisés «Grandes Décorations». C'est dire ce que les Nymphéas doivent à Clemenceau, première des séries systématiques en peinture, la plus folle puisque Monet débouche sur l'abstraction alors même que ses yeux l'abandonnent.

Six mois après l'avoir achevée, le vieux colosse à barbe blanche s'éteint. Clemenceau lui tient la main sur son lit d'agonie. Au matin du 8 décembre 1926, derrière le corbillard, il s'appuie sur sa canne, refusant qu'on l'aide à marcher, refusant aussi de pleurer sous la pluie, regardant lèvres serrées le cercueil plonger dans le caveau, puis se détournant soudain pour s'engouffrer dans la voiture qui l'attend. «Tenez-vous droit, écrivait-il à son ami en juillet, levez la tête, et envoyez votre pantoufle dans les étoiles !»

Source : Marianne (http://www.marianne2.fr/Elles-doivent-autant-a-Clemenceau-qu-a-Monet_a153516.html)


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