Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Alexandre DUVAL-STALLA
Alexandre DUVAL-STALLA
Publicité
Archives
16 avril 2010

Interview d'un écrivain italien lue dans le Nouvel Obs

C'est grâce aux romans que souvent on découvre la vérité d'un pays. Sandro Veronesi, l'auteur de «Chaos calme», dit aujourd'hui sa colère contre l'Italie de Berlusconi.

Le Nouvel Observateur. - Dans votre nouveau roman, « Terrain vague », vous décrivez la vie des laissés-pourcompte du boom économique des années 1960 en Italie qui vivaient dans une société parallèle, telle une enclave coupée du monde moderne. Pourquoi avoir choisi cette période, qui n'est pas une des plus noires de l'Italie ?
Sandro Veronesi. - Parce que c'est la période où s'est passé en Italie ce que Pasolini a appelé « la mutation anthropologique » du peuple italien. Jusqu'au début des années 1960 le cinéma néoréaliste l'a si bien représenté - l'Italie était détruite, pauvre, presque un pays du tiers-monde. Et très vite, il est devenu un pays riche et industrialisé, ce que la comédie italienne de ces années-là a aussi très bien montré. Pasolini dans ses écrits et ses films a été le révélateur de ce grand changement anthropologique et politique. Tout cela, il l'a décrit en poète dans l'incompréhension et l'hostilité générales. En quelques années, un monde pauvre et marginal, peu éduqué mais avec une identité très forte, qui vivait dans les banlieues, a été laminé par le rouleau compresseur du « progrès ». « Terrain vague » raconte cela : la lutte des marginaux, qu'ils soient prêtres ou délinquants, pour sauver une identité que l'Italie nouvelle voulait éradiquer. Sociologues et historiens ont travaillé sur cette période. J'ai voulu mettre en scène cette mutation et lui donner de la chair.

N. O.- Aujourd'hui, on ne compte plus les épisodes racistes en Italie. En témoignent encore les dernières émeutes africaines de Rosarno en Calabre où la Camorra esclavagise les immigrés. Les laissés-pour-compte italiens d'hier de votre livre sont aujourd'hui les immigrés.
S. Veronesi. - Oui, et c'est dramatique. J'ai écrit la première version de « Terrain vague » il y a vingt ans et je ne l'ai terminé qu'après « Chaos calme ». Jamais je n'aurais imaginé que ce livre allait, à sa manière, rencontrer l'actualité. J'ai été longtemps trop optimiste. J'ai cru qu'un processus, même lent, allait intégrer les marginaux. On a vu le contraire. Les émeutes de Rosarno se sont passées en Calabre. Les Calabrais, de la Camorra ou pas, ont été victimes du racisme partout, surtout aux Etats-Unis et en Allemagne. Et maintenant, chez eux, ce sont les pires racistes. Les immigrés de Rosarno se sont révoltés contre l'esclavage imposé par la mafia. A côté, le terrain vague des personnages de mon roman est un havre de luxe. Cette violence n'était pas inévitable. L'immigration n'est pas un problème insurmontable. On en a fait un problème politique d'ordre public, alors qu'à la différence de la France ou de l'Allemagne l'immigration ne concerne en Italie que 1,5 million de personnes au maximum. La clandestinité imposée aux immigrés est considérée comme un crime. Je n'aurais jamais pu imaginer une telle dérive de notre démocratie.

N. O.- Est-ce parce que les leçons des si longues « années de plomb » n'ont pas été tirées ?
S. Veronesi. - Au contraire, les années de plomb ont été une époque importante car la démocratie a tenu le choc, même si on a voté des lois discutables pour faciliter la collaboration des repentis. Il faut se rappeler, c'était une véritable guerre civile. Chaque jour, il y avait des morts. Pour moi, enfant, c'était comme la guerre de mon père. On en est sorti grâce à des hommes comme le président Pertini qui avait connu les prisons fascistes. Et puis, en 1982, l'Italie a remporté la Coupe du Monde de Football, ce qui a redonné un moral extraordinaire aux Italiens. Après tant de violences politiques et d'instabilité, nous redevenions un pays phare. Mais aujourd'hui le pays est tragiquement coupé en deux et traverse une grave crise d'identité nationale. Aucun contrepouvoir n'entrave la mainmise de Berlusconi sur le pays. Ses partisans ne réagissent pas en citoyens mais en supporters d'une équipe de football, en tifosi. Les conflits d'intérêts permanents ont pourri la situation politique. Personne ne croit plus à l'Etat et à ses règles. Bref, c'est le « casino », le grand bordel. L'agonie des partis de gauche n'en finit plus. Je pense souvent que l'Italie qui a été dans les siècles passés la belle reine de la poésie, de la littérature et de la musique est devenue un pays tétanisé, sidéré, hypnotisé par la télévision la plus décervelante du monde. Une partie de la population ne lit plus de journaux. On a purement et simplement décidé la suppression de toutes les émissions politiques télévisées un mois avant les élections régionales ! Personne du côté des supporters de Berlusconi n'a bronché ! Je sais qu'à l'étranger on rigole beaucoup du ridicule de Berlusconi. Mais moi, je ne ris pas du tout. Cet homme est dangereux. Le cynisme généralisé est en train de nous détruire. Il a tout corrompu. Et garde le pouvoir pour éviter de répondre aux accusations de corruption. Il ne veut rien d'autre que du temps - dix années encore. Et l'amnistie de facto, ad vitam aeternam.

N. O. - L'un des personnages centraux de « Terrain vague » est le père Spartacus, prédicateur intégriste, délirant et violent, directeur d'un orphelinat qui maltraite les enfants. Lors de la sortie du film « Chaos calme », la presse vaticane vous avait accusé de « corrompre la jeunesse par une oeuvre pornographique » et avait même organisé une « messe conjuratoire ». Ce livre ne va rien arranger.
S. Veronesi. - C'était la presse, mais pas un représentant de la position officielle. La position officielle n'existe plus. Et c'est pire peut-être, car le Vatican ne s'intéresse même plus à ce que font les metteurs en scène ou les écrivains. A l'époque de Pasolini, quand le Vatican condamnait un livre, il contribuait à son succès ! Et pourtant Pasolini était mal vu de tous. Homosexuel, révolutionnaire, provocateur imprévisible, il était « indéfendable ». Et défendu par personne, sauf Moravia. J'ai eu la chance quand j'écrivais la première version de « Terrain vague », il y a vingt ans, d'avoir été hébergé à Rome dans l'appartement de la cousine de Pasolini qui avait hérité de sa bibliothèque et de toutes ses archives. C'était incroyable, j'écrivais dans une pièce qui était une sorte de Musée Pasolini. J'avais accès à tous ses livres, en particulier à ceux dédicacés, et à ses manuscrits. J'écrivais sur sa propre machine à écrire mécanique Olivetti dont le « a » avait tendance à sauter. Imaginez mon émotion quand, en consultant ses tapuscrits, je me suis rendu compte que tous les « a » avaient le même défaut.
Dans les années 1950 et 1960, Pasolini a été régulièrement accusé d'obscénité et attaqué en justice par l'Action catholique. Les jugements de l'Eglise comptent beaucoup moins aujourd'hui qu'à l'époque ou sous le fascisme. La censure était alors féroce mais la vie culturelle intense. Pirandello était encore vivant, Marinetti, Malaparte, Moravia jeune...
Les persécutions du fascisme donnaient de l'influence aux écrivains et aux poètes. Qui n'en ont plus aujourd'hui. Je me rappelle d'un entretien de Moravia à la télévision à la fin de sa vie, où on lui avait demandé quelle était l'importance des écrivains en Italie. Je me souviens de sa main qui balayait le vide, et qui voulait dire : le poids des écrivains et des intellectuels est égal à zéro. Aujourd'hui, de nombreux écrivains s'opposent à Berlusconi, mais sans le moindre effet. On est libre de parler, d'écrire, de recevoir des prix... Mais il est hors de question d'être écouté. Alors, on parle entre nous. Il y a ce mépris, cette haine contre les intellectuels, ces « parasites ».

N. O. - Gardez-vous de l'espoir ?
S. Veronesi. - Oui, malgré tout, car dans l'Italie divisée il y a encore des millions de personnes qui résistent individuellement. Il faut faire quelque chose. Parce que si le sang n'arrive plus au cerveau pendant longtemps, on a des dommages irréversibles. Berlusconi a mis l'Etat italien à son service. Hier, quand Agnelli, le patron de la Fiat, avait des problèmes, il allait voir le président du Conseil, menaçait de liquider une usine et obtenait des subsides de l'Etat. Paradoxalement, il obtenait de l'argent pour la maintenir. Aujourd'hui, les financiers ferment sans le moindre état d'âme. Et les intérêts de la finance passent par Berlusconi !

N. O. - Quels sont les trois livres que vous emporteriez sur une île déserte ?
S. Veronesi. - Le recueil de poèmes de Pasolini «Blasphèmes». Un roman de l'Américain David Foster Wallace. Et « l'Idiot » de Dostoïevski, le premier livre qui m'a frappé à 14 ans.
 

Sandro Veronesi

Né en 1959 en Toscane, Sandro Veronesi est écrivain. Il a écrit notamment « la Force du passé », « Chaos calme » (prix Strega 2006 en Italie, prix Méditerranée 2008 et Femina en France) adapté au cinéma avec Nanni Moretti. Il vient de publier chez Grasset son nouveau roman « Terrain vague ».
 

Source : http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/les-debats/097573/la-fracture-italienne.html

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité